Les philosophies sceptiques, critiques ou conservatrices en matière de mœurs ? : épisode • 2/4 du podcast Les mœurs, sages ou suspectes ?

Une femme qui doute ©Getty - Maria Stavreva
Une femme qui doute ©Getty - Maria Stavreva
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Le scepticisme peut être défini comme la mise en doute de toute affirmation. Suivant ce principe, toute vérité, même dite scientifique, serait douteuse. On remarque toutefois un fait constant chez les philosophes sceptiques : la conformité aux mœurs, ces manières concrètes de vivre.

Avec
  • Sylvia Giocanti Professeure à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
  • Bernard Sève Professeur émérite en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Lille
  • Stéphane Marchand Maître de conférences en histoire de la philosophie ancienne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Avec philosophie consacre cette série d'émissions aux mœurs et au sort que les philosophes leur réservent. Dans ce deuxième épisode, il est question des philosophes sceptiques.

Le scepticisme n'est pas réductible à une seule école dans l'histoire de la philosophie. Il y en a plusieurs. Elles sont plus ou moins extrêmes dans leurs attaques contre toute prétention humaine à atteindre la vérité. Or, parmi les choses en général qu'un sceptique juge douteuse, il y a les mœurs. Aux yeux d'un sceptique, ce n'est pas parce que les mœurs d'un peuple sont souvent durables, assez stables dans l'histoire, qu'elles expriment la moindre vérité. Le sceptique aime le montrer en évoquant d'autres mœurs, ailleurs, et pas si stupides que cela. Faut-il en conclure que les philosophies sceptiques sont toujours dans une critique radicale des mœurs ?

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Ce n'est pas aussi simple, car les sceptiques récusent toute boussole véritable pour s'orienter dans le monde si bien que souvent, ils disent aussi, en même temps, que les mœurs, ici et maintenant, ne sont pas si mauvaises que cela. Dans le doute abyssal au sujet de la vérité, l'habitude peut même avoir des vertus. C'est là toute la complication du scepticisme. Souvent, ce ne sont pas les mœurs, mais toute théorie trop ambitieuse à propos de leur supposée valeur. Si les mœurs ne sont vues que comme une commodité pratique, le sceptique veut parfois bien les admettre, voire les conserver en l'état, au point que le philosophe Max Horkheimer disait dans un texte de 1938 que "dans son essence, le scepticisme est conservateur". Les philosophies sceptiques sont-elles critiques ou conservatrices en matière de mœurs ?

Les premiers ethnologues ?

Les penseurs sceptiques ont été les premiers ethnologues. En effet, souligne Sylvia Giocanti, ils réfléchissent à la nature humaine non pas en termes de nature, "mais en termes de condition". Dès lors, "l'être humain est toujours pensé dans un environnement, en situation, et on ne cherche plus à le définir à partir d'une nature qui devrait se déployer dans un sens déterminé". Le scepticisme refuse l'idée d'une finalité déterminée : "la situation est structurante", et ce sont les mœurs qui permettent "d'organiser un mode de vie acceptable pour tous". On définit ainsi l'homme en société, et des comparaisons entre différents groupes sont possibles, à partir des "récits des voyageurs", de "témoignages écrits ou oraux". De fait, on peut dire que la démarche sceptique "relève d'une certaine ethnologie".

Un joyeux scepticisme

La pensée sceptique peut-elle être définie comme une école de curiosité ? Oui, affirme Bernard Sève, car "le sceptique n'est pas du tout inquiet. Il est joyeux de la variété, de la diversité". Une joie que l'on retrouve particulièrement chez Montaigne, notamment dans le chapitre 23 des Essais (1580), "De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue". Dans ce passage, il s'amuse, "il pétille de satisfaction à énumérer des mœurs et des coutumes tout à fait bigarrées, bizarres".  La variété des pratiques humaines a en effet quelque chose de profondément réconfortant, car "cela ouvre les possibles". L'homme n'est pas une nature fixe, mais bien "une série de conditions qui peuvent changer". Le premier moment sceptique est donc bien celui de "la joie devant cette extraordinaire efflorescence des pratiques et des idées".

Le vertige pyrrhonien

Les raisons de douter sont-elles mêmes douteuses, telle est la thèse que l'on attribue généralement au pyrrhonisme, figure majeure du scepticisme antique. Comme le souligne Stéphane Marchand, Pyrrhon "refusait les questions théoriques", et pensait que la théorie ne pouvait mener à une vie bonne, du fait de l'instabilité fondamentale des choses. En l'absence de vérité, "il reste à vivre en accord avec ses concitoyens, sans trop faire de vagues, et en essayant de montrer toute la vanité de la philosophie dogmatique". Le néo-pyrrhonisme mène ainsi à une inquiétude : aucune de nos coutumes ne peut être absolument fondée en raison. La suspension du jugement "consiste précisément à mettre entre parenthèses nos jugements de valeur", qui ne peuvent être appuyés sur aucune "idée universelle du bien".

L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.

Pour en parler

Sylvia Giocanti, professeure de philosophie à l’Université Paul Valéry à Montpellier. Elle est spécialiste du scepticisme philosophique moderne et du libertinage à l’âge classique. Elle s'intéresse aux auteurs qui élaborent une philosophie du désir et pensent leur rapport au monde et aux autres hommes à partir d’une position d’incertitude qu’ils estiment insurmontable.

En lien avec le sujet de l'émission, elle a récemment publié :

Bernard Sève, professeur émérite en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Lille. Il travaille principalement sur la philosophie de la musique, notamment sur les instruments de musique. Il est par ailleurs spécialiste de la pensée de Montaigne.

En lien avec le sujet de l'émission, il a notamment publié :

Stéphane Marchand, maître de conférences en histoire de la philosophie ancienne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est spécialiste du scepticisme ancien.

En lien avec le sujet de l'émission, il a notamment publié :

Références sonores

  • Archive de Claude Lévi-Strauss interviewé par Bernard Pivot, émission "Apostrophes", Antenne 2, 1984.
  • Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Michel de Montaigne, "Des cannibales", Essais, Livre I, chapitre 31, édition de Pierre Villey adaptée en français moderne.
  • Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Sextus Empiricus,  Esquisses pyrrhoniennes, Livre 1, §23-24, traduction de Pierre Pellegrin, éditions du Seuil, collection "Points Essais", 1997.
  • Extrait de l'émission "Bienvenue dans ma tribu", une téléréalité française diffusée sur TF1 en 2010 et produite par Alexia Laroche-Joubert.
  • Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Michel de Montaigne, "De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue", Essais , Livre I, chapitre 23, édition de Pierre Villey adaptée en français moderne.
  • Chanson de fin d'émission : Léo Ferré, "Les Bonnes Manières", dans l'album La Langue française (1962)

Le Pourquoi du comment : philosophie

Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.

Le Pourquoi du comment : philo
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